Produire et exploiter des grandes enquêtes. Un enjeu central pour les sciences sociales

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Les grandes enquêtes sont des outils indispensables pour une partie importante des sciences sociales. Elles fournissent le matériau de base, les données, de nombre de publications en économie, en sociologie ou encore en science politique mais également en histoire. Leur condition — et leur coût — de production en font des objets complexes à élaborer et à utiliser. Leur réalisation, hors de portée du chercheur isolé, implique donc la participation de multiples acteurs et, au-delà de celle des chercheurs et des laboratoires, nécessite que le CNRS, et d’une manière générale les établissements de recherche et d’enseignement supérieur, accompagnent tout ou partie du processus qui va de la conception des grandes enquêtes à la mise à disposition des données aux chercheurs et chercheuses.

Une des premières caractéristiques des grandes enquêtes auxquelles les chercheurs et chercheuses ont recours est qu’une grande partie d’entre elles sont conçues et produites par des acteurs qui n’appartiennent pas au champ académique. On pense en particulier aux données produites par l’Insee (notamment celles des recensements mais pas seulement) mais aussi à celles produites par les services statistiques des ministères (Direction de l'animation de la recherche, des études et des statistiques - DARES pour le travail, Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques - DRESS pour la santé) et des administrations publiques (Banque de France, caisses d’assurance maladie, etc.) Sans remonter aux grandes enquêtes napoléoniennes, le xixe siècle a vu naître en France, avec la Statistique générale de la France (SGF), et se développer un appareil statistique d’État particulièrement robuste là où, aux États-Unis par exemple, les universités ont joué dès l’origine un rôle important, aux côtés de l’État, dans l’émergence et la production de grandes enquêtes statistiques. De fait, en France, à l’exception de l’Ined, aucun établissement de recherche ne dispose d’un service d’enquête propre. Cela implique d’abord que la plupart des grandes enquêtes sur lesquelles les chercheurs et chercheuses peuvent appuyer leurs travaux ne sont pas conçues à leur initiative et qu’il faut donc en amont que ceux-ci parviennent à « faire passer » des questions de recherche dans des questionnaires construits principalement autour d’autres objectifs de nature administrative ou directement liés aux politiques publiques. Cela implique ensuite, en aval, que soient garanties de bonnes conditions d’accès des chercheurs et chercheuses à ces données construites hors du monde académique et dans le respect de la réglementation sur les accès (RGPD notamment). L’une des missions centrales de l’IR* Progedo, opérée par CNRS Sciences humaines & sociales, est ainsi la mise à disposition des chercheurs et chercheuses des enquêtes de l’Insee et de nombreuses administrations et ministères. Cette mise à disposition implique non seulement un travail conséquent mais indispensable de conventionnement avec ces administrations mais aussi un important travail de documentation des enquêtes pour que leur réemploi par les chercheurs soit rendu possible.

L’institut accompagne également la production et le financement à l’échelle nationale de grandes enquêtes « nativement académiques » qui se déploient à l’échelle européenne à travers les infrastructures de recherche (ERIC) ESS et SHARE. Le Centre de données socio-politiques (CDSP, CNRS / Sciences Po) quant à lui propose aux chercheurs et chercheuses un outil, le panel Elipps, qui permet à des laboratoires de faire réaliser des enquêtes sans passer par des instituts privés souvent très coûteux.

Ce dossier donnera un aperçu assez varié des grandes enquêtes qui servent ou que produisent les sciences sociales et de la manière dont CNRS Sciences humaines & sociales accompagne tout ou partie de ces dispositifs. Il donne aussi à voir une série d’enjeux auxquels est aujourd’hui soumise la production de grandes enquêtes en sciences sociales. Le premier est d’assurer un accès facile des chercheurs et chercheuses aux données produites par de multiples acteurs — par des conventionnements souvent — et dans le respect de la réglementation sur l’accès aux données. Le deuxième enjeu est financier : maîtriser le coût des enquêtes, que ce soit à l’échelle européenne à travers les ERIC, ou en offrant des dispositifs d’enquête moins onéreux (Elipps). Le troisième enjeu est celui de la qualité des données produites et de leur réemploi. Le travail sur les métadonnées est indispensable à la diffusion des données au-delà du cercle de ceux qui ont conçu l’enquête si l’on veut qu’un nombre croissant de chercheurs et chercheuses s’en emparent. C’est en effet à l’aune de la production scientifique et du nombre de publications qui en découlent, et de la capacité d’une partie de ces travaux à éclairer les politiques publiques que l’on doit apprécier le coût de ces grandes enquêtes et ainsi répondre, au moins partiellement, au deuxième enjeu. Un quatrième enjeu est donc celui de la formation des chercheurs et des étudiants pour élargir le cercle des ré-utilisateurs de ces grandes enquêtes. La mise à disposition de jeux de données à destination des enseignants-chercheurs par Progedo ou le CDSP, les espaces de diffusion et de formation que constituent les plateformes universitaires de données (PUD) dans les Maisons des Sciences sociales et des Humanités (MSH) participent à terme à un meilleur taux de réemploi de ces enquêtes.

Enfin, les enquêtes elles-mêmes sont aujourd’hui l’objet d’une double inflexion scientifique et épistémologique. Traditionnellement fondées sur des collectes ad hoc de données par questionnaires portant sur des échantillons de populations contrôlés, les grandes enquêtes qui prennent aujourd’hui appui sur les Big data, à l’image du projet RECORDS, posent des questions nouvelles sur le plan juridique mais aussi en termes de qualité de données et de documentation de celles-ci. D’autre part, l’appariement des données issues de différentes enquêtes constitue assurément un front nouveau pour les sciences sociales mais pose de nouveaux problèmes méthodologiques, juridiques et éthiques aux chercheurs et chercheuses.

Sans se positionner de manière systématique en producteur d’enquêtes, le CNRS joue donc un rôle important aux différentes étapes de leur production et de leur utilisation et contribue ainsi à faciliter l’accès à des données indispensables aux travaux de sciences sociales.

Fabrice Boudjaaba, directeur adjoint, CNRS Sciences humaines & sociales